mardi 26 septembre 2006

Entretien avec Massimo Introvigne (à propos des “Illuminés...”)


Q. : Dans votre livre, la popularité phénoménale des romans de Dan Brown sert de point de départ à une réflexion sociologique élargie sur l’époque où nous sommes. En tout premier lieu, vous relevez que le talent ou l’originalité de l’auteur entrent pour une très faible part dans la recette du succès. Quels en sont dès lors les ingrédients principaux ?

M. I. : En effet, les romans écrits par Dan Brown avant 2003, qui ne sont pas pires que Da Vinci Code, n’ont connu le succès que lorsqu’ils ont été réimprimés en exploitant le succès de celui-ci. Dan Brown revient dans toute sa production sur le thème du Complot avec un grand C. Or, ce thème était considéré comme abusé, et était même ridiculisé, avant le 11 septembre 2001. C’est donc le 11 septembre qui a tout changé. Sans oublier que les attaques contre l’Église Catholique ont retrouvé une popularité aux États-Unis après les scandale des prêtres pédophiles…

Q. : Après l’histoire romancée, observez-vous, nous voici témoins du roman historicisé. Ce n’est pas pour le rêve qu’on lit Dan Brown, mais au contraire pour y trouver une explication de la réalité — et le romancier a sciemment joué de cette confusion. La manipulation des consciences par des fictions savamment orchestrées est également devenue un outil du pouvoir politique. Dans quelle mesure Da Vinci Code et Anges et Démons sont-ils des révélateurs ou des métaphores des techniques de pouvoir postmodernes ?

M. I. :
La nouveauté de Dan Brown ne consiste pas à faire des romans où l’on attaque le christianisme ou Jésus-Christ lui-même. Pour en rester à l’Italie, Giuseppe Garibaldi et Benito Mussolini — ce dernier dans sa phase anticléricale et socialiste d’avant la Première guerre mondiale — en faisaient déjà. Sa nouveauté consiste à dire, jusqu’à le jurer dans des tribunaux comme à Londres, que ses romans ne sont pas que des romans, mais qui révèlent des vérités cachées sur les origines du christianisme et sur l’Église. Comme on sait désormais que les documents qu’il utilise sont tous faux, il s’agit d’une véritable œuvre de désinformation. Peu de gens ont d’ailleurs noté que Dan Brown n’est pas seulement antichrétien. Il est contre tout savoir institutionnel auquel, comme beaucoup de « complotistes », il oppose l’anti-savoir des chevaliers solitaires rejetés par la culture universitaire. Il a fait plusieurs fois remarquer que l’on se trompe quand on pense que sa cible est l’Église. En effet l’Université, qui se dit laïque, serait bien plus responsable pour avoir caché la vérité sur Jésus-Christ. Dans mon livre, qui sous ce point de vue est différent de beaucoup d’autres, je ne proteste pas contre le « complotisme » danbrownesque au nom du christianisme, mais au nom du savoir historique, bafoué par un instituteur (Dan Brown était professeur de langue anglaise dans un lycée de province) qui pense que toute la recherche universitaire mondiale pèse moins que les documents farfelus d’aventuriers à la Pierre Plantard. Dan Brown a d’ailleurs tort quand il dit que l’Université ne s’est pas occupée des prétendues documents de Plantard : des universitaires éminents comme Émile Poulat les ont étudiés, bien entendu pour conclure qu’ils étaient des faux grossiers, et cela vingt ans avant Dan Brown et dix ans avant que Plantard n’avoue lui-même qu’il s’agissait d’une mystification.

Q. : Votre ouvrage nous emmène dans un grand voyage historique et para-historique, voire interplanétaire avec l’irruption des extraterrestres. Quel rapport entre les Illuminés de Bavière et les créatures venues d’ailleurs ?

M. I. : Aucun, bien entendu, au temps des Illuminés de Bavière, bien que (cas particulier que je n’évoque pas dans mon livre) les Illuminés ont sans doute influencé le révolutionnaire italien Giuseppe Mazzini qui, à ma connaissance, est le premier révolutionnaire européen à avoir pris au sérieux les révélations de certains spirites français (eux-mêmes socialistes) sur les extraterrestres. Par contre, aujourd’hui dans la littérature « complotiste » anglo-américaine il est souvent question des Illuminés (voire, selon les cas, de l’Église catholique, des juifs ou des francs-maçons) comme agents d’un complot extraterrestre.

Q. : Vous vous attachez à démystifier deux sociétés secrètes aux noms sonores et prestigieux. Pourrait-on, par analogie, en déduire que toutes les assemblées confidentielles du même genre sont mues essentiellement par la vanité, le lucre et les ambitions personnelles ?

M. I. : Non. Je ne suis pas franc-maçon et je partage les réserves catholiques, notamment du présent pape Benoît XVI, sur la franc-maçonnerie. Mais on ne peut pas réduire l’histoire de la franc-maçonnerie – ni d’ailleurs des obédiences les plus sérieuses de la Rose-Croix – à des histoires d’affaires ou de mœurs. Nous sommes là en présence d’organisations qui ont joué un rôle essentiel dans le développement de la société moderne à partir du XVIIIe siècle.
Q. : Dans la cosmologie brownienne, c’est manifestement l’Église catholique qui joue le rôle de l’« Axe du Mal ». Pourquoi ce soudain retour de vigilance à l’égard de l’Église ? Aurait-elle repris du poil de la bête ? Ou s’agit-il, comme dans la politique impériale anglo-saxonne, de « gonfler » un adversaire incapable de riposter, utilisé comme bouc émissaire ?

M. I. : A vrai dire, c’est l’Église en tant que christianisme des Églises organisées et institutionnelles (à ne pas confondre avec le christianisme néognostique des chevaliers solitaires illuminés que Dan Brown dit être le sien – il se dit bien gnostique, et non pas libre penseur) qui est visé. Aux États-Unis ce sont les Églises protestantes qui ont géré la protestation contre le Da Vinci Code, l’Église catholique ne s’y est jointe que plus tard et avec une certaine réticence. En tant que gnostique, Brown ne peut voir la « Grande Église » chrétienne que comme un ennemi. Mais en tant que « complotiste » américain (qui est autre chose d’un « complotiste » européen) Brown vise les institutions en voie générale : dans ses autres romans ce sont les services secrets, la présidence des États-Unis, les polices qui sont attaqués. Et dans son prochain roman de 2007 ce sera la franc-maçonnerie. Le message est qu’il faut se méfier des institutions, le vérité ne se trouve que chez des chercheurs isolés, relégués en marge et considérés comme des illuminés par les Églises, les États, les universités…

Q. : Quel rapport y a-t-il entre la déchristianisation et le « nouveau Moyen Age » que nous observons, avec ses croyances absurdes, ses terreurs de masse et sa rhétorique manichéenne ?

Je ne suis pas du tout d’accord avec la thèse du « nouveau Moyen Age ». Il y a désormais une abondance de travaux académiques pour montrer que la croyance à la magie et la kyrielle de ceux qui gagnent leur vie comme « opérateurs de l’occulte » (c’est le nom qui leur donne la loi italienne qui, plus tolérante qu’en France, n’est pas intéressée à lutter contre les « nouveaux magiciens » et autres gourous mais plutôt à en partager le butin en leur faisant payer des taxes) sont bien plus répandus aujourd’hui qu’au Moyen Age. Surtout, même ceux qui partageaient des croyances magiques ou astrologiques au Moyen Age précisaient toujours que la magie ou l’astrologie ne pouvaient avoir d’effets qu’avec la permission de Dieu, qui donnait toujours la priorité à la liberté humaine. Souvenez-vous de Corneille, qui louait le christianisme pour avoir libéré les hommes de la tyrannie des étoiles et des vies passées. Avant le christianisme, on ne pouvait pas vraiment raisonner en termes de cause et d’effet : l’effet pouvait être tout à fait indépendant de la cause pour des raisons astrologiques ou liées à nos vies passées… dont d’ailleurs nous ignorons tout. Quant aux terreurs de masse, les historiens ont fait justice depuis au moins trente ans de l’idée qu’il y a eu une terreur de l’an Mille (même si une toute petite minorité de chercheurs bostoniens essaie de la relancer). La majorité des paysans européens ne savaient même pas en quelle année ils vivaient, ils ne pouvaient donc pas se préoccuper de l’an Mille… Je dirais plutôt qu’une certaine diffusion de l’incroyance dans certains pays (et non pas partout : aux États-Unis, en Italie, dans le Sud de l’Allemagne on assiste à un retour de la pratique religieuse à partir de 1990, alors qu’en France elle continue de baisser…) nous livre à une nouvelle Renaissance ou à un nouveau XVIIIe siècle (prolongé d’une certaine façon au XIXe) : des époques où l’abandon du christianisme nous donne en même temps (et parfois chez les mêmes personnes) un rationalisme et un irrationalisme magique. Pour revenir à mon livre : chez les Illuminés de Bavière coexistaient un rationalisme inspiré des Lumières et la recherche magique de l’immortalité…

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