mardi 15 novembre 2005

Vladimir Volkoff, de la stratégie à la démonologie

Emporté subitement dans la nuit du 13 au 14 septembre 2005, Vladimir Volkoff était l’un des grands témoins littéraires du XXe siècle. L’écrivain Volkoff s’était essayé dans nombre de genres : des romans pour la jeunesse à la science-fiction, du traité de versification aux essais métaphysiques, de la biographie au pamphlet et du théâtre au scénario de BD. Cependant, c’est pour son rôle de vulgarisateur de la guerre secrète qu’il semble devoir passer à la postérité.
Gloire équivoque : cette spécialité en forme d’oxymoron restreint la portée de son œuvre tout en la fixant dans les esprits. Certes, on « réhabilite » périodiquement les Ian Fleming, les John Buchan et les Pierre Nord, mais de là à les faire entrer de plain pied dans l’histoire littéraire… Qu’en sera-t-il de Vladimir Volkoff ?
Sa prose « de combat » est continuellement sous-tendue par un projet de démonstration, du reste plus spirituelle que philosophique. Il est bien des écrivains à thèse — surtout de gauche — finalement admis dans la famille des écrivains tout court, mais les thèses de Volkoff vont à rebours du « sens de l’histoire », et elles y vont bille en tête. On pourrait bien plus précisément induire les convictions de l’auteur à partir des romans de Volkoff que de ceux, par exemple, de son maître Graham Greene.
L’œuvre est marquée dans son ensemble par la clarté thématique et psychologique du roman pour la jeunesse dans lequel il avait fait ses premières armes. Volkoff n’est pas un romancier des sourdes macérations. Les mille diaprures du mûrissement intérieur, chez ses personnages, se ramènent en quelque sorte aux sept couleurs de base. L’intervention de l’irrationnel elle-même est amenée d’une manière on ne peut plus rationnelle. C’est, au grand dam des maniéristes, ce qui rend la lecture de Volkoff si exaltante. Rien de plus jubilatoire, dans ses romans, que de voir des situations entortillées se résoudre sur des chutes nettes et sonnantes comme une épigramme.
A ces recettes de simplicité qui le disqualifient d’emblée auprès des « fins lettrés », Volkoff avait ajouté une œuvre de penseur politique qui, d’une certaine façon, fait doublon avec l’œuvre romanesque. Ses célèbres romans sur la guerre froide, Volkoff les a accompagnés d’une théorie et d’une typologie de la désinformation qu’il avait mises à jour en fonction des événements ultérieurs, notamment de la crise yougoslave où il avait vu un « cas d’école » illustrant ses thèses, en conséquence de quoi il avait très courageusement pris le parti du bouc émissaire, les Serbes. Cependant, tant par leur parti pris systématisant et docte, que par les schémas assez rigides que l’auteur avait voulu plaquer sur le phénomène étudié, ces écrits restent inférieurs aux œuvres qui les illustrent.

Comme cela arrive souvent lorsqu’on a affaire à un véritable écrivain, le romancier Volkoff fut plus sagace et plus subtil que le théoricien. Par-delà les thèmes et les époques, des Hommes du Tsar au Bouclage, c’est du salut de l’être humain que traitent ses récits. Non d’un salut collectif, mais du salut de chaque personnage comme être unique créé à la ressemblance de Dieu, et qui doit retrouver cette ressemblance sous le masque grimaçant dont la société et le pouvoir l’ont recouvert.
Romancier sotériologique, Volkoff fait intervenir la grâce jusque dans l’univers singulièrement glacial et déterministe de la guerre secrète. Une grâce qui, conformément à l’enseignement orthodoxe, n’est pas le produit des œuvres, mais qui — rançon d’une éducation et d’une culture occidentales — finit tout de même par y conduire. Toute variation spirituelle se traduit, dans ses romans, par quelque inflexion du fil des événements. La trame du récit se présente, de ce fait, comme le baromètre de l’inspiration de ses personnages. Pour rejoindre sa vocation divine, il faut sortir du déterminisme, or tout déraillement hors de cette ornière est le début d’une aventure que seul le romancier, non le théoricien, peut restituer. Quoi de plus palpitant à lire que le récit d’un miracle ?
Ainsi, du temps des troubles à la guerre civile larvée des mégapoles occidentales, les choix de l’individu restent fondamentalement les mêmes. A ceci près que le XXe siècle a opéré une formidable confusion de valeurs, déguisant le Mal sous toutes les apparences de l’acceptable, du nécessaire et du bon. Ce mensonge constitue le noyau même de la grande idéologie du siècle, le communisme. D’où l’irruption cruciale de la désinformation, traitée comme un banal, quoique redoutable, outil de pouvoir par le Volkoff théoricien, et comme une véritable démonologie par le Volkoff romancier.

C’est bien après la fin de la Guerre froide que Volkoff a écrit la pièce maîtresse de sa réflexion sur le pouvoir du mensonge. Dans cette cathédrale romanesque qu’est Le Bouclage, Volkoff donne à la fois libre cours à toute sa virtuosité de conteur et de portraitiste doté d’une remarquable faculté de captation des ambiances urbaines, et répond à des questions auxquelles ses essais théoriques ne pourraient répondre. (Il est remarquable que ce roman de premier ordre, ne serait-ce que par le thème et l’envergure, n’ait pas été mentionné dans la nécrologie que Le Monde lui a consacrée…)
Rappelons l’intrigue en quelques mots : suite à un traumatisme personnel, le gouverneur d’une Agglomération ouest européenne qui ressemble fort à Barcelone, décide, malgré son confort de bonne famille et sa sensibilité gauchiste, de prendre le taureau par les cornes et d’éradiquer par n’importe quels moyens la pègre qui empoisonne sa vieille ville. Avec un réseau choisi d’alliés, il optera pour le bouclage militaire de la zone gangrenée, avec filtrage et liquidation des têtes du crime.
Malgré son but éminemment noble, et salutaire d’un point de vue anthropologique, ce « putsch » va heurter de front tous les tabous (c.à.d. les mensonges et auto-illusions) d’une société démocratique et conduira bien entendu à la perte tous ses protagonistes. La moralité est transparente : les méchants sont mieux protégés que les bons en démocratie, et toute rébellion en faveur de l’ordre naturel et contre l’illusion idéologique sera étouffée par des pions qui, par ailleurs, ne pensent peut-être même pas autrement que vous… Cette étude prodigieusement pénétrante du système d’inhibition morale des individus par le système médiatique est comme un condensé des réflexions anthologiques rassemblées par Volkoff dans sa Désinformation arme de guerre. Mais elle repose sur un postulat métaphysique que ni les auteurs de l’anthologie, ni leur collecteur, n’ont osé formuler : le mensonge gratuit, le mal pour le mal.
Dans la perspective de l’anthologie comme des écrits ultérieurs de Volkoff, la désinformation, quelque pernicieuse qu’elle soit, est toujours un outil au service d’une volonté précise : c’est une arme de guerre. On peut débattre, cela posé, des finalités et justifications de la guerre elle-même, mais l’outil, en quelque sorte, reste hors de cause.
Allez ensuite repérer, dans le Bouclage, les protagonistes, les commanditaires et les buts de cette guerre dont la subversion serait l’outil. Impossible ! La guerre d’influence à fronts délimités de Sun Tzu, de Tchakhotine ou de Forsyth est ici devenue une guerre sans fronts, une guerre à fronts sublimés, plutôt, passant à l’intérieur même des individus. Celui qui dénonce le mensonge social de l’Agglomération n’attaque plus une tentative ponctuelle de subversion : il s’attaque au ciment même d’un ordre établi… Ordre paradoxal et suicidaire, mais ordre quand même.
S’il avait voulu théoriser les intuitions du Bouclage, Volkoff aurait dû remonter à un échelon supérieur des trônes et des dominations, passer de stratégie en théologie. Il ne l’a pas fait, et c’est heureux. Comme Proust, comme Dostoïevski, Volkoff en est arrivé, en un point de son œuvre, à transmettre par le roman une connaissance que la raison mettra des décennies à formuler, si jamais elle y parvient.

On pourra objecter à Vladimir Volkoff une œuvre de qualité inégale, des romans parfois hâtifs et des essais parfois pontifiants. Mais le public continuera de le lire, pour la virtuosité de sa plume, l’allégresse de son espérance orthodoxe, l’amplitude de ses visions historiques exprimées dans quelques chefs-d'œuvre comme Les Humeurs de la Mer. Alliées au panache du personnage, ces qualités façonneront, à n’en pas douter, l’une des belles figures littéraires du morne après-guerre français.


(Article paru dans Eléments)

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